Freud et Jung : une rupture fondatrice
La rencontre entre Sigmund Freud et Carl Gustav Jung fut l’un des épisodes les plus intenses et les plus féconds de l’histoire de la pensée moderne. Leur relation, d’abord passionnée et profondément complice, a marqué les débuts de la psychanalyse. Mais elle a aussi connu une rupture radicale, devenue emblématique dans l’histoire des idées. Pourquoi cette rupture a-t-elle eu lieu ? Et en quoi a-t-elle constitué une étape majeure pour la psychologie des profondeurs ?
Une rencontre prometteuse
Quand Freud rencontre Jung en 1907, il voit en lui un allié intellectuel et même un héritier spirituel. Freud, déjà bien établi, est juif viennois et marginalisé dans le monde scientifique. Jung, protestant suisse, médecin prestigieux à Zurich, est plus jeune, issu d’un autre milieu, et représente pour Freud une chance d’ouvrir la psychanalyse à une reconnaissance plus large, au-delà du cercle germanophone et juif.
Ils échangent abondamment, parfois plusieurs lettres par semaine. Freud dira qu’ils ont parlé treize heures sans interruption lors de leur première rencontre. Mais derrière cette admiration réciproque se cache déjà une divergence profonde.
Les désaccords théoriques
La rupture entre Freud et Jung est avant tout d’ordre philosophique et spirituel.
- Le rôle de la sexualité
Pour Freud, la sexualité est le moteur central de la vie psychique, même dans l’inconscient. Il parle de pulsion sexuelle (libido) comme force fondamentale à la base des névroses et des conflits psychiques.
Jung, lui, estime que cette vision est trop réductrice. Pour lui, la libido est une énergie psychique plus large, qui ne se limite pas au sexuel. Elle peut se manifester dans la créativité, la quête spirituelle, les rêves, les mythes… - L’inconscient
Freud voit l’inconscient comme le réservoir des désirs refoulés, souvent d’origine infantile, et marqué par le conflit. Jung, de son côté, distingue deux niveaux :- l’inconscient personnel, proche de Freud,
- et surtout l’inconscient collectif, fait de mythes, archétypes, symboles universels partagés par toute l’humanité.
Cette idée d’un inconscient collectif, transcendant la biographie individuelle, est totalement étrangère à Freud.
- La dimension spirituelle
Freud était profondément rationaliste, marqué par le scientisme du XIXe siècle. Pour lui, la psychanalyse devait rester une science rigoureuse.
Jung, au contraire, s’ouvre à la spiritualité, à l’alchimie, aux traditions orientales, et cherche à unir science, symbolisme et métaphysique.
Cette orientation ésotérique est vue par Freud comme une trahison de l’esprit scientifique de la psychanalyse.
Une rupture inévitable
La rupture a lieu en 1913. Elle est douloureuse des deux côtés. Freud se sent abandonné. Jung, quant à lui, sombre dans une profonde crise intérieure qu’il traversera en explorant ses rêves, ses visions et en élaborant progressivement sa propre psychologie : la psychologie analytique.
Cette séparation marque la fin d’un chapitre, mais aussi le début de deux voies distinctes :
- La psychanalyse freudienne, centrée sur les conflits intrapsychiques, le refoulement, et la reconstruction du passé.
- La psychologie jungienne, axée sur l’individuation, les symboles, les archétypes, et la dimension spirituelle du devenir humain.
Une séparation féconde
Si la rupture fut vécue comme une blessure pour les deux hommes, elle a finalement enrichi le champ de la psychologie.
Elle a permis l’émergence de deux grandes approches complémentaires :
- l’une plus ancrée dans le réel, le corps et les traumatismes infantiles,
- l’autre tournée vers le sens, la symbolique et l’âme.
En ce sens, cette rupture n’est pas seulement une division, mais aussi une ouverture vers la pluralité des chemins possibles pour comprendre l’être humain.
Conclusion
La séparation entre Freud et Jung n’est pas qu’un différend entre deux théoriciens. Elle représente un tournant dans notre manière d’envisager l’âme humaine : entre mémoire et devenir, entre science et mystère. Elle a donné naissance à deux visions du monde qui, aujourd’hui encore, se rencontrent, se croisent ou se complètent dans de nombreuses approches thérapeutiques contemporaines.